Mes expositions commentées par Richard Bucaille
Plasticiens du Puy-de-Dôme 2009
Déjà exposé en 2003, Michel Le Naviose reste fidèle à sa double recherche : explorant fasciné les ressources infinies des actuels outils graphiques, inventant un monde virtuel avec chaque image longuement composée. En ces buts complémentaires, il allie la compétence de l'ingénieur expérimenté à une imagination poétique de jeune homme ; d'où résultent des tableaux pour notre temps : oniriques voire délirants, d'autant plus parlants ou inquiétants qu'ils précipitent des personnages réalistes (car photographiés) en des milieux de science-fiction sinon abstraits. Des posters pour chambre d'adolescent ? Voire.
D'abord de tels posters demeurent souvent bien plus signifiants que l'imaginent les parents : ces images recyclent volontiers d'anciens motifs légendaires (orientaux, celtiques, médiévaux ...) vendus aux gamins comme nouveautés indispensables ; ensuite les tableaux de notre infographiste vont plus loin encore, puisqu'ils tiennent dûment un propos plastique sur le monde réel. Pour lui ce monde se constitue d'espaces peu attrayants (planètes déshabitées aux horizons sans fin, surfaces stellaires liquides et brûlantes-bouillonnantes) sinon franchement sinistres (usines désaffectées), heureusement rachetés par quelques merveilleuses pépites : les couleurs, violentes et chaudes ; la musique, aussi ; mais surtout les femmes. Et quelles ! Belles, jeunes, nues, dansantes, souriantes ou rêveuses, jamais désagréables (domination) ; par contraste les rares personnages masculins restent simiesques et mal bâtis, à peau grisâtre, privés d'organes sexuels, agressifs et balourds (apparition) -ou pire : monastiques. Car on ne doute pas que ces élégants drapés à capuchon facon Cl. Sluter sont autant d'inquisiteurs infernaux s'offrant -faute de mieux- des autodafés de nymphettes, qui réagissent par des poses moqueuses et entrent crânement en enfer sous une ombrelle dérisoire (jugement dernier 1) ; bien sûr le Diable est un homme, et même la Faucheuse de "jugement dernier 2" s'avère manifestement un Faucheur -en costume de cordelier...
Refus de séparer la femme du péché, ou réprobation de ce refus ? Parions pour la seconde solution ; quoi qu'il en soit, le contexte de ce discours implicite reste profondément chrétien. D'autres motifs mythiques sont moins moraux et plus lointains : ainsi celui de l' « homme sauvage » (qui là encore est une femme... ), couvert de poils, de feuilles ou autres végétaux (arbre 1) -thème recoupant d'ailleurs celui de l'arbre anthropomorphe et parlant (arbre 2) ; à quoi s'ajoute le motif très général du feu, récurrent chez Le Naviose, et sous les aspects les plus divers : outre celui infernal, celui solaire qui réchauffe une Terre au second plan (paysage minéral), celui joyeux en fond de "danse" celui sacré d'Apparition (qui évoque la maîtrise de la flamme par les Prénéanderthaliens), etc.
La technique de notre photographe et infographiste se montre impeccable dans les deux phases de son art , la composition d'ensemble des images, notamment, est toujours savamment équilibrée, et servie par des éclairages, superpositions et reflets que l'on ne prend jamais en défaut. Mais justement : ces outils se révèlent presque trop puissants, invitant à des fabrications ajoutant peu à la seule prouesse technique : ainsi de ce "portrait de pierre", joli et très habile -mais de contenu moindre, ou moins clair, que les œuvres précédentes.
Richard Bucaille
Domination
Apparition
Jugement dernier 1
jugement dernier 2
Arbre 1
Arbre 2
Paysage minéral
Danse
Portrait de pierre
Plasticiens du Puy-de-Dôme 2003
Lorsqu'un informaticien devient photographe, il se résout en infographiste, et lorsque retraité il reste passionné d'infographie, il se transforme en plasticien combinant ses photographies numériques au moyen de logiciels de traitement d'images : voilà comment un ingénieur devient artiste.
Tout en restant ingénieur. Car non seulement la maîtrise de l'ensemble coordonné des machines requises pour l'art numérique exige haut niveau technique et grande expérience pratique, mais surtout cet outil complexe offre une telle puissance combinatoire que l'artiste, outrepassé par l'ordinateur comme le champion d'échecs, s'abîme en l'exploration d'un champ graphique à peu près illimité : la façon de représenter domine ou même détermine ce qu'on représente, la forme plastique luxuriante s'impose voire s'oppose au contenu sémantique secondaire sinon indécis. Sans doute est-ce légitime aux débuts d'un nouveau moyen d'expression dont caractères, qualités et bornes restent à peine recensés ; demain l'art numérique, comme fusain ou acrylique aujourd'hui, aura ses thèmes favoris, ses canons esthétiques et ses recettes un peu faciles : mais pour I'heure, il batifole du portait à la composition narrative, de la photographie à peine retouchée à la pure image de synthèse. On a la chance d'assister à la genèse d'un art plastique et davantage, car mouvement et dimension sonore pourraient bien lui conférer au XXIe l'importance de l'opéra au Grand Siècle et du cinéma au XXe.
Les images de Michel Le Naviose caractérisent à merveille ces commencements. Magnifiques nus féminins de la grande tradition académique et scènes proches du dessin animé, paysages désertiques ou marins d'autres planètes et visages fortement expressionnistes, références architecturales très classiques et abstractions fractales (en raison de leur esthétique au moins, les fractales deviendront sans doute usuelles en art numérique), tableaux de B.D. à la Druillet-Frazetta et réminiscences mythologiques : cet énorme vide-grenier iconographique de l'avenir montre d'abord les stupéfiantes ressources, la souplesse de l'art numérique et la virtuosité de ses plasticiens, aussi savants, adroits et travailleurs que le bon peintre de Lascaux ou de chevalet. Sur le plan technique aussi, le déchaînement colori-formel est tel en une œuvre parfois, en l'ensemble à coup sûr, qu'il tend à dissoudre la vieille dichotomie figuration/abstraction : opulentes couleurs saturées-tranchées (de règle, émergente, en art numérique), épures de vénustés lissées par irisations et volutes, démons surcreusés de formes ou surchargés de peinture, nappes de feu, souples bandes en camaïeu, réseaux troubles ou tremblés, abymes fractals... Quand l'apparente figuration ne naît pas de tortillons et confetti, la réelle figure se fond comme simple élément d'une œuvre abstraite.
Cet art si efficace accompagne manifestement, voire précède, l'actuelle demande esthétique traduite par jeux vidéo, clips et publicité animée, tous mondes virtuels colorés et sonores désormais familiers aux adolescents : comme son ancêtre le collage quintessenciait l'attente iconographique du début du XXe siècle, l'art numérique gratifie celle du tout jeune XXIe. La flagrante actualité de cet art se manifeste aussi dans ses sujets mêmes qui, bien que vagues et profus, réfèrent presque tous à un même vaste univers onirique - débridé en quoi peut tenir tout l'imaginaire humain. Ainsi chez Le Naviose, qui sans hésiter superpose coulée volcanique et visage humain, affronte faces de chair et de pierre, mélange profil de jeune fille et copeaux fractals -sur fonds ligneux, brumeux, vaporeux, lettristes... Bien sûr on peut repérer quelques thèmes plus précis chez ce plasticien : goût pour les éléments : feu, eau, matériaux lithiques ; adoration des splendeurs féminines rehaussées encore par la caresse infographique perfectionniste (banal, diront les tartufes : et l'Aphrodite de Praxitèle, la Ménade de Scopas, sont elles banales - ou idéales transfigurations de la femme ?) ; récurrence obsessive du masque sous formes très diverses ; et retour fréquent d'un même drame : une nymphette assoupie ou distraite est surplombée par un beau diable dont on n'ose décider s'il dévore des yeux ou va dévorer de la dent (c'est un peu pareil).
D'autres scènes mériteraient glose herméneutique, mais là n'est pas l'essentiel ; en l'occurrence, il réside plutôt en ce compendium des superbes vastitudes ouvertes par la plastique numérique, laquelle permet un art - enfin ! - pour notre temps : syncrétique et baroque, émotif et sensuel, dépassant d'un coup conceptualisme, minimalisme et, sans doute, bien des essais transgressifs... Peut-être sera-ce le premier art actuel à la fois légitime et populaire : accueilli simultanément par institution et population. De cette perspective jubilatoire, Le Naviose est un formidable thuriféraire en acte.
Richard Bucaille